Lettre Circulaire aux fidèles de Suisse – Le Rocher 139 – Octobre-Novembre 2022

Bien chers fidèles,

Le mal fait de plus en plus de dégâts et notre pauvre monde s’éloigne toujours davantage de la vérité ! C’est un triste constat dont l’évidence n’est plus à nier. Mais en même temps ce constat ne peut nous laisser de marbre et sans doute qu’une question lancinante traverse notre cœur de chrétiens : comment faire pour s’y opposer efficacement ?
La réponse pourrait pourtant être simple : l’Eglise catholique devrait réagir avec ses évêques, ses prêtres ! Mais là aussi, nous savons que la réponse ne viendra pas. Quelle déception et quel scandale de voir les dogmes les plus fondamentaux de l’Eglise discutés et remis en cause ouvertement, alors que, dans un même temps, une intransigeance sans faille s’exerce pour réprimer tout retour à la Tradition.
Face à constat et pour y donner une bonne réponse, il n’est pas évident d’adopter l’attitude adéquate. On aimerait tellement unir toutes les bonnes volontés ! Unir toutes les forces pour le combat de la Tradition, unir toutes les forces pour le combat pour la vie, unir toutes les forces pour défendre le droit naturel. Mais est-ce seulement possible ?
Dans le domaine des idées qui nous occupe, les ennemis de mes ennemis ne sont pas forcément mes amis. Il y a des questions où l’on peut s’entraider et s’unir, parce que cela va de soi, comme des œuvres ponctuelles d’aide matérielle, de missions médicales. Mais il existe aussi de délicates questions où la prudence signale que l’on a plus à perdre qu’à gagner. La fin ne justifie pas les moyens et pour reprendre saint Paul, il ne faut jamais faire le mal en vue d’obtenir un bien ! C’est donc l’objet de cette lettre circulaire de tracer des lignes de conduite et de susciter quelques réflexions dans ces situations délicates qui se présentent et nous laissent parfois au dépourvu.
Lorsque le sujet est complexe comme il a pu l’être à l’époque du Sillon de Marc Sangnier, il faut toujours revenir à l’essentiel, aux principes qui ne se discutent pas et qui régissent notre action, comme l’écrivait saint Pie X : « Toutes les œuvres qui se proposent une fin religieuse visant directement le bien des âmes, doivent dans tous leurs détails être subordonnées à l’autorité de l’Eglise. Mais, même les autres œuvres qui sont principalement fondées pour restaurer et promouvoir dans le Christ la vraie civilisation chrétienne ne peuvent se concevoir indépendantes du conseil et de la haute direction de l’autorité ecclésiastique, d’autant plus d’ailleurs qu’elles doivent toutes se conformer aux principes de la doctrine et de la morale chrétiennes. »   C’est important d’avoir cette assise dogmatique et morale, car les sentiments et les passions ont vite fait de prendre le dessus sur notre façon d’agir. Il faut que notre vie chrétienne dirige nos passions et non que nos passions conduisent notre vie.
C’est tout le défaut de l’activisme et de la précipitation. On voudrait être le plus apôtre possible, mais en oubliant que ce n’est ni le nombre ni le résultat qui doivent guider notre agir. A l’inverse on pourrait se morfondre devant la difficulté de la situation et se laisser prendre par le défaut de l’inaction et du manque de zèle pour toutes ces âmes qui ont besoin de lumière et d’encouragement. C’est pourquoi il ne faut jamais perdre de vue ce premier point : savoir d’où l’on vient et l’où on va, avoir clairement dans son esprit les limites et les cadres de notre agir, de l’action des catholiques comme le disait saint Pie X. Une fois que l’on a posé cette base importante et stable, nous pouvons plus facilement nous pencher sur les deux défauts qui pourraient, par excès ou par défaut, nous éloigner de l’essentiel.
Le premier d’entre eux pourrait être qualifié de trop grande fermeté : on dit un non de principe à tout ce qui sort de l’habitude ou nous fait quitter notre zone de confort. C’est une réaction bien compréhensible lorsque l’on voit de quoi la nature humaine est capable. Qu’il y ait une certaine nécessité de se protéger, c’est là chose utile et saine, mais comme le dit l’Evangile, si le sel s’affadit, avec quoi le salera-t-on ! On dit souvent que, dans l’ignorance, la voie la plus dure est toujours le plus sûre. C’est évidemment faux d’agir ainsi, d’où l’importance de nous former et d’étudier afin de donner les réponses circonstanciées et de motiver une prise de décision. La prudence est la vertu qui adapte le mieux notre agir aux circonstances. Parfois notre attitude sera plus « souple » ou plus « dure », suivant les circonstances, mais toujours pour mieux défendre la vérité en gardant l’attitude la plus juste. Voyez l’attitude du Christ envers la Samaritaine et les pharisiens.
Cette attitude de blocage pourrait nous enfermer dans une tour d’ivoire où nous serions les spectateurs d’une lutte dont nous pourrions penser, avec beaucoup d’illusion, être absolument préservés. Non, nous sommes au cœur du combat et il faut y prendre part. S’il faut nous défier du monde, nous ne pouvons pas pour autant faire comme si nous n’y étions pas. Il y a encore des cœurs de bonne volonté qui cherchent Dieu, il faut aussi les toucher. Il faut encourager toutes ces personnes braves et sincères qui cherchent la vérité. C’est un bel idéal que l’on ne peut réaliser sans sortir de soi-même.
Il existe un second défaut, tout aussi nuisible que le premier, l’angélisme qui revient à penser que tous ceux qui luttent pour un bien particulier, à l’occasion d’une manifestation par exemple, veulent forcément le bien dans son ensemble, autrement dit acceptent toute la doctrine sociale ou morale de l’Eglise. Sous des prétextes parfois bien élaborés et séduisants pour nos fidèles, car c’est une forme de bien dont il est question, certains groupements gardent jalousement leur propre calendrier et leurs propres objectifs, qui ne sont pas nécessairement ceux de l’Eglise catholique ! Y a-t-il risque de compromission ?
Evidemment que l’union à une action ponctuelle ne signifie pas automatiquement compromission. Le bien réalisé n’est jamais à regretter. Mais il ne faudrait pas non plus qu’une forme d’irénisme nous pousse à tous les combats, sans plus aucune distinction et nous engage petit à petit à un certain relativisme dogmatique ou moral capable de perdre notre âme sous prétexte de sauver celle des autres. Il y a une quantité de batailles certes courageuses et utiles, mais qui nous détourneraient de l’essentiel.
L’action vraiment catholique n’est pas simple ; elle est bien délicate ! Il est donc très important de ne pas se précipiter dans l’action sans réflexion. Il faut prendre le temps de connaître les intentions de ceux qui se présentent comme amis et d’étudier les conséquences d’une implication dans leurs entreprises. Ce n’est pas aisé dans un monde où toutes les initiatives se multiplient et où les réseaux sociaux réclament une réponse immédiate : ayons la force de prendre du recul et du temps, ce sont des domaines trop importants pour les négliger.
Dans ce domaine, n’hésitons pas à demander conseil, surtout à un prêtre, saint Pie X le rappelait fortement. Il faut que les bonnes volontés, si rares et précieuses aujourd’hui, puissent être encouragées, tout en étant éclairées et guidées.
Il faut enfin l’humilité de comprendre, avec le recul, que telle ou telle initiative a pu être malheureuse ou prend par la suite une mauvaise direction. On l’a vu avec le Sillon. Elle aura pu porter des fruits et même des conversions, mais si elle nous conduit ensuite à nous détourner des principes fondamentaux du combat catholique, elle ne nous sert de rien !
Cette ligne de crête, c’est toute l’histoire de la Fraternité Saint-Pie X. Notre fondateur avait dû poser un acte dicté par la prudence pour la sauvegarde du sacerdoce et de la messe. Rome l’avait sanctionné. Mais à voir comment, aujourd’hui, sur simple décision épiscopale, on peut rayer une paroisse traditionnelle de la carte en laissant les fidèles à l’abandon, on comprend mieux les sages décisions de notre fondateur et en particulier les sacres. Alors que les années donnent raison à cette attitude de prudence, ce n’est pas le moment d’abandonner, mais bien au contraire de continuer cette attitude de prudence en l’adaptant aux circonstances de notre temps.
Et comme Mgr Lefebvre, il nous faut évidemment garder cet esprit et cet amour de l’Eglise, cet amour des âmes. Il nous faut avoir un esprit apostolique et ouvert pour comprendre la difficulté des fidèles déboussolés, un esprit ouvert à la situation dans le monde et dans l’Eglise, mais pour le salut et le triomphe du Christ-Roi.
En ce mois d’octobre consacré au saint Rosaire, confions-nous sans réserve à Notre-Dame ! Marie est à la foi la forteresse que les litanies nous décrivent comme tour de David et tour d’ivoire, mais elle est aussi le Secours des chrétiens et la Consolatrice des affligés. Que notre bonne Mère du ciel nous donne cet équilibre subtil, fondé sur la vérité et transfiguré par la charité apostolique !

ABBE THIBAUD FAVRE

 

Note

« Le Sillon a pour but de réaliser en France la république démocratique. Ce n’est donc pas un mouvement catholique, en ce sens que ce n’est pas une œuvre dont le but particulier est de se mettre à la disposition des évêques et des curés pour les aider dans leur ministère propre. Le Sillon est donc un mouvement laïque, ce qui n’empêche pas qu’il soit aussi un mouvement profondément religieux. » Extrait d’un article de Marc Sangnier (1873-1950) dans La Croix, en 1905.
En août 1910, saint Pie X (1835-1914) condamne Le Sillon (Lettre Notre charge Apostolique du 5 août 1910) pour avoir mêlé action catholique sociale et engagement politique. Sangnier se soumet, dissout son mouvement. En 1912 il lance une organisation politique, la Ligue de la Jeune république, qui incarne l’aile gauche de la démocratie-chrétienne.